Inquiétude au départ du Tour Auto 1969.

Pilote méticuleux, Jean-Claude Andruet s'était offert une ultime reconnaissance de la première épreuve spéciale, le col de l'Orme, au volant du mulet, lorsqu'un oiseau venait s'abattre juste devant ses roues. Arrêt immédiat. Jean-Claude récupérait l'animal blessé et rentrait aussitôt sur Nice à la recherche d'un vétérinaire. Le temps de laisser le volatile, de rejoindre le podium de départ dans les bouchons, de se frayer un passage à travers la foule, il arrivait avec une bonne vingtaine de minutes de retard. C'est au milieu des prototypes qu'il s'élançait, après avoir pris le temps de donner l'adresse du vétérinaire à Jacques Cheinisse.
Une belle rencontre...

« T’as envie d’entrer .. ? » Ces mots résonnent dans ma tête comme si c’était hier, nous sommes le Juin 1967, je suis sur le circuit des 24 Heures du Mans et j’ai treize ans…

Les autos de courses je les ai rencontré la première fois je devais avoir quatre ans, elles m’ont terrorisé. Puis ces engins diaboliques m’ont progressivement attirés, une subjectivité sans faille me fait les trouver belles ; leur puissance, leurs lignes, leur technicité, leur vitesse de pointe les élèvent pour moi au rang d’icônes inaccessibles. Mais il est un élément sans lequel ces merveilleuses autos ne sont rien, celui qui est fait de chair et de sang, et sans hésitation aucune, s’introduit dans l’intimité de la monstrueuse machine, pour en extraire la subtentifique quintessence, il lui impose sa volonté de vitesse avec une extrême détermination : le Pilote. Et parmi ces pilotes, il y en a un qui particulièrement se révèle à mes yeux comme le plus rapide au monde, celui qui quoi qu’il arrive, parviendra toujours à aller encore un peu plus vite que ses adversaires. Ses autos il semble les transcender, il demande et obtient d’elles des exploits à la limite du raisonnable, il défie les lois de la physique, et parvient à se sortir de situations que l’on peut parfois qualifier de désespérées : son nom Jean-Claude ANDRUET. Ce pilote est mon idole, j’aime son talent, sa rapidité, son honnêteté, sa franchise, et sa fragilité qui démontre qu’il est loin d’être un robot sans âme et sans cœur. Et un cœur il en a un… gros comme ça !.. Par son courage et son talent, mais aussi par ce qui transparaît de ses relations avec ceux qui ont la chance de le côtoyer. En cette année 1967, il est pour la première fois engagé sur une Alpine aux 24 Heures du Mans, je suis moi aussi pour la première fois sur ce circuit, et je vais peut-être le voir, j’ai bien un rêve secret, irréalisable, qui serait d’avoir la chance de pouvoir lui serrer la main. Je ne sais pas si vous imaginez, ce que cela représenterait pour moi, de pouvoir toucher la main de ce pilote si rapide, qui va se déplacer à 300 km/h dans les Hunaudières. J’entre sur le circuit, ma famille m’a bien expliqué que je devais impérativement me tenir éloigné des autos (l’accident de 1955 a laissé des traces indélébiles) et j’ai quartier libre jusqu’à un horaire bien déterminé. Je suis très sensibilisé aux dangers du sport auto, et ai reçu une éducation qui me responsabilise, ce qui fait que je sais pertinemment ce que je peux faire et aussi ce que je ne dois pas faire, le tout dans un absolu respect d’autrui.

Et je suis là, sur les lieux de cette course que j’avais imaginé en ovale, comme à Indianapolis, sans doute parce que ce souvenir de voitures à moteur avant tournant en rond à une vitesse folle, m’avait impressionné. Je parviens jusqu’au parc fermé, là où les autos sont stationnées, avant d’être introduites sur la piste. Je reconnais des pilotes qui se déplacent dans l’enceinte, il y a Henri PESCAROLO, Mauro BIANCHI, Jean-Pierre JAUSSAUD, Henri GRANDSIRE, José ROSINSKI, Pédro RODRIGUEZ, Bruce Mc LAREN, et suis si concentré sur ces pilotes que je n’aperçois qu’au dernier moment, mon idole qui passe devant moi, de l’autre côté du grillage. Jean-Claude ANDRUET est là, à deux mètres de moi, il marche nonchalamment dans sa belle combinaison Alpine. Je le regarde passer, savoure ce moment que je considère presque comme une certaine forme d’intimité, parce qu’à cet instant précis, je suis le seul à ressentir cette plénitude qui envahi mon esprit, non seulement j’ai eu la chance de pouvoir le voir, mais en plus il m’a regardé en m’accordant un sourire. Mes doigts s’accrochent au grillage comme pour mieux retenir l’image éphémère de ce pilote majestueux, qui dans le sourire qu’il m’adresse m’octroie la coupe du monde des admirateurs de pilotes. Mais déjà, lentement, il s’éloigne pour vaquer à ses occupations, qui à quelques heures du départ ne doivent pas manquer. Puis je ne sais pourquoi, il se retourne, semble revenir vers moi, il doit avoir vu quelqu'un qu’il connaît bien se situant dans ma direction, je vais avoir la chance de le voir deux fois. Mais il se dirige vers moi, et si je suis solidement accroché au grillage, je regarde tout de même derrière moi pour voir qui à la chance le connaître. Puis il se poste devant moi, ses yeux noirs et lumineux me transpercent de gentillesse pour me dire : « T’as envie d’entrer .. ? », « Oui Monsieur... ! » est tout ce que je suis capable de répondre, et d’un signe de la main il me fait signe de le suivre. Je marche ou plutôt je commence à courir pour le suivre de l’autre côté du grillage, c’est qu’il marche vite le bougre. Je ne pense plus à rien, je m’imagine déjà de l’autre côté de la barrière, je vais pouvoir toucher les voitures, voir les pilotes de près, Jean-Claude ANDRUET va me faire entrer, c’est merveilleux, c’est un vrai rêve… Il sort du parc fermé, précise aux gardiens que je l’accompagne, et me fait entrer dans le saint des saints. Jean-Claude me serre la main à moi le petit garçon qui en rêvait, et toujours en marchant à vitesse grand V, se dirige vers les stands. En chemin il rencontre des pilotes et me présente comme l’admirateur du sport automobile que je suis, et je me retrouve propulsé à fond de cinquième dans un songe éveillé. Nous arrivons bien vite à l’entrée des stands de ravitaillement, qui donnent directement sur la piste de décélération. Jean-Claude s’y engouffre allégrement sans se retourner, pas un instant j’aurais imaginé pouvoir y accéder, mais puisque j’ai cette opportunité inouïe, je lui emboîte le pas, et là le plus logiquement du monde le carrosse se transforme en citrouille ; mais quel plaisir j’ai éprouvé en marchant à côte de ce merveilleux pilote qui m’a accordé quelques minutes de son existence si précieuse. Il disparaît fort logiquement dans les méandres des stands, mais je garderai toujours en ma mémoire cette spontanéité avec laquelle il m’a charitablement ouvert les portes de sa générosité. Je reste là quelques instants pour apprécier ce moment fort en émotions, puis je vois Jean-Claude revenir vers l’entrée en me faisant signe de venir, mais les préposés à qui il est indispensable de monter le « Sésame », ne l’entendent pas de cette oreille. Ils refusent catégoriquement et fort logiquement de me laisser entrer précisant que même si je suis avec Monsieur ANDRUET, je ne dispose pas de l’indispensable laisser passer. C’est alors que Jean-Claude enlève le sien, il me le donne en disant aux préposés : « Maintenant il en a un !.. ». J’entrebâille alors comme au théâtre, le rideau qui sépare les spectateurs de la scène, je suis dans les coulisses et j’assiste aux préparatifs du spectacle. Les mécaniciens préparent leur matériel, les voitures arrivent, les pilotes échangent entre eux des données techniques, les ingénieurs donnent d’ultimes consignes, et moi le passionné, j’assiste de façon si privilégiée à cette valse d’informations, de données, de plaisanteries, que j’en ai presque envie de me pincer pour vérifier que je suis bien éveillé. Et Jean-Claude est là toujours attentif, un regard, un clin d’œil, un sourire m’apportent la preuve que ce grand champion est aussi un homme qui accorde une énorme importance à la relation humaine.

J’ai donc passé mes premières 24 Heures du Mans, dans le stand de mon idole, j’ai appliqué à la lettre les conseils de Jean-Claude : « Ouvre grand tes yeux et tes oreilles, et surtout fais très attention aux mécaniciens, ne les gêne surtout pas… ! ». Je me suis fait le plus discret possible, je vois Robert BOUHARDE le coéquipier de Jean-Claude, Jacques CHEINISSE qui pilote la N° 48 et qui deviendra le Team manager de l’équipe Alpine, tous ont été adorables avec moi, l’atmosphère de la course m’est entrée par tous les pores de la peau, et l’évocation de cette première rencontre, me donne encore aujourd’hui la chair de poule. Depuis Jean-Claude a couru dix neuf fois les 24 Heures du Mans et chaque fois j’étais là, à ses côtés. Nous sommes restés très amis depuis cette année de Juin 1967, il est devenu un ami, un véritable ami, quelqu’un sur qui on peut compter, il répond toujours présent quant on a besoin de lui. Jean-Claude est un être à part, d’une grande intelligence, sélectif, il possède la faculté d’analyser à la vitesse de l’éclair des situations complexes ou ambiguës, il calcule aussi vite qu’un ordinateur les vitesses moyennes ou les trains qui se croisent, il aimait du reste faire des concours de calcul mental avec Jean TODT lorsque ce dernier était son coéquipier. Entier il délivre à l’emporte pièce ses sentiments et ses opinions, charge alors au récipiendaire de savoir en assumer la réception. Nous ne passons jamais plus d’un mois sans nous donner réciproquement des nouvelles, nous nous voyons régulièrement, et j’éprouve un profond respect pour l’homme qui depuis ces jours de 1967 est devenu un véritable ami. Le pilote lui me fait toujours rêver, je lui doit tout en sport automobile, si j’ai à l’heure actuelle la chance d’être introduit dans le sport auto, c’est grâce à Jean-Claude qui chaque fois, me présentait à ses pairs comme un véritable ami. La plus belle des reconnaissances il me la faite en préfaçant mon livre intitulé : « PASSION… 24 HEURES DU MANS », elle est si belle et si sincère que je n’ai pu retenir mes larmes, je n’aurais jamais imaginé que moi l’anonyme petit passionné, je puisse avoir une quelconque importance pour celui qui a tant de classe, de talent, et d’humilité, et ce n’est pas un hasard si ANDRUET …rime avec respect.

Thierry COULIBALY